РАССКАЗ «Ночной разговор»

Conversation nocturne
Lettres russes
НОЧНОЙ РАЗГОВОР

Перевод на французский.
Опубликовано в парижском журнале «Русская литература» (Lettres russes) в 1999 г..

De ma vie je n’ai accepté de commandes, je peins comme ça, pour moi, comme je sais, comme je peux. On dit «le talent, le talent…», bien sûr, si on n’a pas de talent… mais il faut aussi savoir désirer, savoir oser. Autrefois, j’avais un peu de tout cela, mais, l’âge venant, les désirs tombent en déliquescence, quant à l’audace… même chez les grands elle ne se développe plus guère, que dire alors de ceux qui, comme moi, constituent le terreau sur lequel surgit parfois une pousse vivace… En ce moment l’époque ne stimule pas l’art, elle ne lui prête pas une oreille attentive et c’est à chacun de décider pour lui même s’il veut conti-nuer à œuvrer dans cette voie sur son île déserte. Nombreux sont ceux qui ont l’honnêteté de s’y refuser, d’autres se racontent des histoires, rendent les circonstances responsables de tout, quant aux troisièmes, ils s’obstinent à creuser. Je ne me mets pas au nombre de ces opiniâtres, il y a l’âge qui me laisse peu de forces, je ne peux plus veiller comme autrefois des nuits entières, un sommeil réparateur, voilà ce qu’il me faut, et mon sommeil est une coquille fragile…

Or, voici qu’on frappe à ma porte à quatre heures du matin! Il ne manquait plus que ça! Je n’irai pas! On frappe à nouveau doucement mais avec insistance comme si celui qui se tient derrière la porte était sûr de ma présence. Et en vérité, il est clair que je n’ai pas le choix. À contrecœur j’enfile un vêtement, je glisse mes pieds dans mes pantoufles et je vais à la porte d’un pas traînant.

— Qui est là?

À quoi, une voix assurée me répond:

— Je veux vous commander un tableau.

— La nuit?!

Je m’efforce de trouver les mots susceptibles d’exprimer l’indignation que requiert la circonstance, mais je ne ressens rien que de l’atonie et de l’irritation. Vient s’y mêler une once de curiosité. Qui peut bien avoir besoin de moi, la nuit, qu’est-ce que c’est que cette histoire de commande… il y a longtemps que tout le monde m’a oublié, je fais ma barbouille tout doucettement, en portant de temps à autre un tableau au marché à la brocante pour l’y vendre trois sous après quoi je file en vitesse acquérir quelques produits de luxe, du thé ou une douceur pour aller avec. On ne saurait se défaire des mauvaises habitudes et c’est la raison pour laquelle je n’ai rien mis de côté pour mes funérailles, de toutes façons, on m’enterrera bien d’une façon ou d’une autre, et ce qu’il adviendra de mon corps n’a vraiment pas une telle importance.

J’ouvre en grognant. Un blondinet de petite taille, maigriot, d’âge moyen, au visage inexpressif, vêtu d’une large cape qui lui tombe jusqu’aux pieds se tient sur le seuil. L’idée ne me serait jamais venue de faire le portrait d’un type de ce genre, par contre la cape, la cape… derrière les vitres l’aube pointe, une petite pluie grise fait frissonner le feuillage et la cape est couverte de gouttelettes aux couleurs de l’arc en ciel et puis il y a ce noir si particulier…

— Puis-je entrer?

Il se glisse prestement dans la chambre, embrasse d’un coup d’œil la poussière, le laisser-aller, les quelques œuvres de jeunesse qui pendent aux murs. Je lui désigne la seule et unique chaise tandis que je prends place sur la couchette à proximité de mes dessins: chemises poussiéreuses, calicot de mauvaise qualité, je me fais une place comme je peux, je n’ai nul besoin de cette commande, je veux juste écouter les belles promesses qu’il est venu me faire en pleine nuit, c’est trop bizarre. Il est là qui ne sort pas ses mains de ses poches profondes, petit bonhomme tout gris, insignifiant avec, en revanche, cette cape… qui, elle, semble vivante, scintille, ruisselle, dissimulant complètement la chaise.

— Nos conditions sont simples dit-il, nous ne vous imposons aucune limitation de sujet ou de style, représentez ce qui vous est le plus cher, ce qui a fait qu’un jour, vous vous êtes mis à tout ça. D’un geste large il désigne les murs où l’on distingue avec peine les carrés de la tapisserie fanée. Peu importe qu’il s’agisse d’un portrait, d’un paysage ou d’une nature morte, tout permet à l’artiste d’exprimer son moi.

Avec le temps, il émigré en totalité dans ses tableaux, n’est-il pas vrai?

Il émet une sorte de bruit qui ressemble à un rire poli. Il n’est pas sot mais étonnamment déplaisant. Il faudrait le mettre à la porte, mais voilà, il y a cette cape… dont je ne peux détacher le regard.

— À présent, passons à vos honoraires continue le blondinet en cape noire. Parlons franc, rien de ce que vous avez fait ne vous donne droit à l’éternité.

Je hausse les épaules. Le temps est bien passé où je m’indignais du toupet des ignorants, aujourd’hui, je m’en fiche.

— Personne n’en sait rien -, dis-je. — C’est sans doute le cas, mais je garde espoir en un certain nombre de tableaux.

— Certains, oui, acquiesce-t-il comme s’il avait entendu mes pensées, certains sont bons. Mais cela ne suffit pas, le monde est futile et oublieux, votre sincérité, votre humeur morose font partie des choses qui sont en train de disparaître dans le passé et quand leur temps reviendra il y aura des gens nouveaux, des tableaux…

Il a peut-être raison, mais nul n’est obligé, convenez-en, d’entendre un inconnu lui dire la vérité à quatre heures du matin.

— Je ne prends pas de commandes, dis-je sèchement dans l’espoir de le voir déguerpir, (je n’avais nul besoin de son argent, surtout après une pareille entrée en matière). De façon générale… — je me sur-prends à mentir de façon éhontée — voici longtemps que je ne peins plus: les yeux… et puis mes couleurs ont séché.

— Pas de problèmes pour les couleurs.

Dans un sourire, le blondinet me désigne de l’index quelque chose derrière son dos. Je regarde: d’où peut bien sortir ce guéridon aux pieds torses qui supporte une palette, des tubes de peinture — mes rouges et mes jaunes bien-aimés -, des pinceaux, une coupelle d’huile, un flacon de térébenthine… Qu’est ce que c’est que cette diable d’histoire?

Mon hôte sourit — «Vous ne me reconnaissez pas?»- en entrouvrant le pan de sa cape. Il n’y a rien, un vide privé de transparence avec derrière l’envers de l’étoffé, la chaise et une obscurité gluante presque sensible… On dirait qu’on est venu me prendre. En fin de compte, je m’y attendais.. Mais pas aujourd’hui, je comptais traîner un peu de temps encore. Il est clair que la commande n’est qu’un prétexte.

— Non, non — il se hâte de me calmer -, vous avez mal compris, le tableau est absolument nécessaire pour tirer le trait final, en signe d’accord, si vous voulez. Mais la chose va beaucoup plus loin, nous avons besoin de toutes vos œuvres. À bien y regarder, vous êtes déjà presque entièrement passé dans vos ta-bleaux, vous vous y êtes exprimé, vous avez dit tout ce que vous aviez à dire, où est votre âme à présent? Oui, c’est exactement cela! En faisant l’acquisition de vos tableaux nous aurons tout ce dont notre fond a besoin pour l’éternité.

— Mais cela équivaut à la destruction…

— Vous n’y êtes pas. C’est tout le contraire. Nous ferons en sorte que vos tableaux se trouvent dans les meilleurs musées, nous vous garantissons leur conservation. Ne comptez pas sur l’éternité, vous ne l’avez pas méritée, mais un millier d’années, pourquoi pas? Ça n’est pas rien. Quand vous disparaîtrez, votre âme demeurera dans vos tableaux et deviendra notre propriété. Nous la prendrons en même temps que votre nom. Sous les tableaux apparaîtront les lettres A.I.: Artiste inconnu. Tout le monde vous oubliera sur l’heure. Ça, nous savons le faire. Tant que vous êtes en vie, disposez de votre bien, vous avez le droit de vendre, il faut bien vivre, nous le comprenons. Après, vous aurez une garantie presqu’éternelle en ce qui concerne les tableaux, quant au nom… Quel besoin en avez-vous si les tableaux vivent et exercent leur influence sur les âmes? Ce qui demeure à tout jamais une énigme attire. Vous devez en avoir vu des A.I. dans les musées. Beaucoup nous appartiennent.

Il se lève, fait quelques pas, s’arrête devant l’un des tableaux.

Voici qui confirme la justesse de notre approche, regardez, ici vous êtes beaucoup plus profond que dans la vie. C’est un phénomène étonnant…

— Et si on déchiffre le style, qu’on reconnaisse l’auteur, que la chose soit démontrée?

— Ça peut arriver mais pas à nos auteurs. Leurs tableaux resteront à tout jamais anonymes. Nous recherchons tout ce qu’ils ont produit, y compris les esquisses et les feuilles déchirées, et y apposons A.I. Ces lettres ne sont pas de celles qui disparaissent, croyez le bien.

Il marche et la cape traîne derrière lui, balayant la poussière tout en demeurant propre et fraîche, les paillettes d’humidité ont séché pour laisser place à un noir absolu. Je l’imagine jetée sur le dossier de la chaise avec la nécessité absolue de sa spontanéité, son caractère fortuitement inéluctable, ses plis pro-fonds et doux se détachant sur la tapisserie fanée, la mauvaise étoffe ocre rouge qui recouvre le siège… et si on ajoute à cela une bouteille en verre vert foncé, je sais que j’en ai une, où donc est-elle?… je suis sûr de l’avoir… il faudrait encore un plat ancien avec des fleurs jaunes pour équilibrer la verticale du goulot. Et cette richesse de tons noirs par derrière… le plat est quelque part dans un coin…

— Laissez-moi votre cape, ne serait-ce que pour une petite heure!

Il s’arrête, ébahi:

— Pourquoi? Impossible, je suis en service commandé, et c’est un détail indispensable. Et peut-on savoir ce que vous comptez en faire?

— La peindre, tiens!

Étonné:

— Je pensais que dans ce tableau il devait y avoir la quintessence de votre moi le plus intime, de ce que vous n’aviez pas encore exprimé, un dernier battement d’ailes pour ainsi dire…

— C’est de ce noir que j’ai manqué toute ma vie!

Il me regarde et après un long silence dit avec un étonnement mêlé d’une sorte de tristesse:

— Vous êtes de drôles de types, vous, les peintres. Il y a une centaine d’années je suis allé voir un Hollandais. Sur l’heure, si vous le désirez! me dit-il. Je reviens la nuit suivante pour les formalités d’usage, la paperasse, eh bien, figurez-vous qu’il avait eu le temps de changer d’avis et de s’envoyer une balle dans le ventre. Eh oui, lui, son nom est resté. Les tableaux, par contre, sont tout craquelés, ça fait peine à voir! Et moi qui lui garantissais la fraîcheur éternelle, il faut dire que c’était autre chose que vous, pardonnez-moi.

— Que décidez-vous pour la cape?

— Non, non, je vois que vous n’êtes pas prêt, réfléchissez jusqu’à demain, je viendrai encore frapper à votre porte.

— Mais pas à quatre heures du matin s’il vous plaît, c’est juste le moment où je commence à m’assou-pir…

— Je serai là à minuit. Vous, réfléchissez bien. Même si on a pu dire que les manuscrits ne brûlaient pas… c’est une absurdité, croyez-m’en.

Et cette fois sans égards pour les conventions terrestres, il se dissout dans l’air. Je suis seul, j’ai froid, je suis recroquevillé sur le coin de ma couchette, au diable le sommeil, l’aube est déjà là. Il a disparu en laissant la palette, les couleurs, une dizaine de pinceaux de premier ordre, en poil de martre. Et moi qui n’ai jamais peint qu’avec des soies de porc. Qu’a-t-il besoin de cette cape?… Un millier d’années… la moitié me suffirait, oui. Pas à moi, aux tableaux. Il est probable que je ne reverrai pas la cape, il va arriver en guenilles, ce comédien de malheur! Et si j’essayais de mémoire, comme au bon vieux temps. Il a laissé trois tubes de différents noirs, leur boîte n’est pas avare de couleurs sombres. Aux prix d’aujourd’hui! Et il a également laissé une toile, le bougre! Mieux vaut ne pas y toucher pour ne pas avoir l’air de donner mon accord, sinon il va me coller aux chausses ce maître chanteur et je pourrai dire adieu à mon âme. Pourquoi la veut-il? Cinq cents ans, ce n’est pas mal du tout… mais n’oublions pas que c’est en échange de A.I. D’un autre côté il garantit la conservation, par les temps qui courent, alors que les livres même on est en train de les oublier et compte tenu de ce que, là, en plus, il s’agit d’un exemplaire unique sur un support fragile, ça tient du miracle! En revanche, pour moi, c’est l’île déserte. Réfléchis, réfléchis donc. A.I… Et si c’était un rêve? Non, j’ai trop sommeil. De mémoire, c’est difficile, il y a long-temps que je n’ai rien fait de sérieux, des barbouillages, comme ça, pour me faire plaisir… Tu parles d’un type important qui s’accroche à sa cape! Et qu’est ce qu’il a bien pu trouver dans les tableaux, quelle âme? Le désir et le goût d’oser, je les avais, seulement actuellement, les temps ne s’y prêtent guère, pour ça non. Il est vrai qu’on a dit ça à toutes les époques. Diable de cape, je l’ai dans les yeux! Je vais refuser, c’est sûr, sûr, l’anonymat, non mais, ils en ont du culot! Je n’ai jamais accepté de commandes de toute ma vie, je peignais pour moi-même, pour mon âme. Et l’autre qui veut me l’échanger contre son A.I.! C’en est trop! Je vais juste presser un tout petit peu de peinture rouge, ils sont trop beaux, ces tubes… De l’orange… Non, toute discussion est exclue, je ne le laisserai même pas entrer! On dit que Cézanne, l’heureux homme, n’avait pas moins de six jaunes… Et voilà que moi aussi, c’est mon jour de chance. Deux verts. c’est ce qu’il me faut, je n’en prends jamais plus. Comment le sait-il? Pas besoin de bleu, je ne supporte pas le froid. Mais celui-là, c’est purement et simplement un miracle! Il fait penser à Poussin. Le blanc est un poison pour la peinture, surtout quand on en est aux premières couches, j’en prendrai un soupçon… Les noirs à présent… Je vais juste essayer, pourquoi ne pas essayer après tout…

Автор: DM

Дан Маркович родился 9 октября 1940 года в Таллине. По первой специальности — биохимик, энзимолог. С середины 70-х годов - художник, автор нескольких сот картин, множества рисунков. Около 20 персональных выставок живописи, графики и фотонатюрмортов. Активно работает в Интернете, создатель (в 1997 г.) литературно-художественного альманаха “Перископ” . Писать прозу начал в 80-е годы. Автор четырех сборников коротких рассказов, эссе, миниатюр (“Здравствуй, муха!”, 1991; “Мамзер”, 1994; “Махнуть хвостом!”, 2008; “Кукисы”, 2010), 11 повестей (“ЛЧК”, “Перебежчик”, “Ант”, “Паоло и Рем”, “Остров”, “Жасмин”, “Белый карлик”, “Предчувствие беды”, “Последний дом”, “Следы у моря”, “Немо”), романа “Vis vitalis”, автобиографического исследования “Монолог о пути”. Лауреат нескольких литературных конкурсов, номинант "Русского Букера 2007". Печатался в журналах "Новый мир", “Нева”, “Крещатик”, “Наша улица” и других. ...................................................................................... .......................................................................................................................................... Dan Markovich was born on the 9th of October 1940, in Tallinn. For many years his occupation was research in biochemistry, the enzyme studies. Since the middle of the 1970ies he turned to painting, and by now is the author of several hundreds of paintings, and a great number of drawings. He had about 20 solo exhibitions, displaying his paintings, drawings, and photo still-lifes. He is an active web-user, and in 1997 started his “Literature and Arts Almanac Periscope”. In the 1980ies he began to write. He has four books of short stories, essays and miniature sketches (“Hello, Fly!” 1991; “Mamzer” 1994; “By the Sweep of the Tail!” 2008; “The Cookies Book” 2010), he wrote eleven short novels (“LBC”, “The Turncoat”, “Ant”, “Paolo and Rem”, “White Dwarf”, “The Island”, “Jasmine”, “The Last Home”, “Footprints on the Seashore”, “Nemo”), one novel “Vis Vitalis”, and an autobiographical study “The Monologue”. He won several literary awards. Some of his works were published by literary magazines “Novy Mir”, “Neva”, “Kreshchatyk”, “Our Street”, and others.